samedi 5 novembre 2022

Le cri des Ouïgours : « Dis-leur que je ne suis pas mort »

 


Vous trouverez ci-dessous un article de « l’Obs » concernant la publication récente de la première anthologie de littérature ouïgoure publiée en langue française.

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La toute première anthologie de littérature ouïgoure, traduite en français, vient de paraître. Un recueil poignant, alors que la plupart des poètes et écrivains ouïgours sont détenus ou portés disparus, victimes de la répression chinoise.

Parfois, il ne reste plus que les mots. Quand tout disparaît et que tout ce qui fut connu est englouti dans le néant. Alors que le pouvoir chinois tente méthodiquement d’éradiquer le peuple ouïgour, d’effacer sa langue et sa culture, avec plus d’1 million d’individus détenus arbitrairement dans des camps d’internement, il y a quelque chose de poignant à se plonger dans la toute première anthologie de littérature ouïgoure que publient les éditions Jentayu. Des poèmes, des nouvelles, des récits, comme des éclats tragiques de mémoire. « Depuis 2018, les grandes figures littéraires ouïgoures contemporaines sont portées disparues, ont été enlevées ou sont en prison. Il nous semblait urgent de rassembler et de traduire ces voix. De les faire entendre dans ce recueil », dit Mukaddas Mijit, co-éditrice du livre avec Vanessa Frangville, universitaire spécialiste du monde ouïgour. Mukaddas Mijit, documentariste, traductrice, spécialiste de danse et de théâtre ouïgours, apparaît sous son vrai nom dans le recueil, contrairement à beaucoup des auteurs cités dans l’anthologie, voire des illustrateurs, qui ont choisi l’anonymat : « Écrire de la poésie, éditer et traduire la langue ouïgoure, utiliser l’alphabet ouïgour, c’est trop dangereux dans la Chine d’aujourd’hui. Même en dehors de la Chine, le risque de répression subsiste. Beaucoup d’auteurs ouïgours en exil ont encore des amis ou de la famille là-bas, ils sont contraints d’écrire sous pseudo. Mon cas est différent : ma famille a immigré il y a vingt ans, avant toutes les horreurs. »

Dans cet ouvrage remarquable, on découvre à travers prose et poésie l’histoire d’un peuple qui lutte depuis des siècles contre l’effacement. Les Ouïgours sont un peuple turcophone d’Asie centrale, tout comme les Kirghizes ou les Kazakhs, en majorité musulman. Leur terre natale est située au nord-ouest de la Chine, dans cette fameuse région du Xinjiang, que beaucoup de Ouïgours de la diaspora préfèrent nommer « Ouïgouristan », s’accrochant aux deux brefs moments (1933-1934 et 1944-1949) où ce territoire fut indépendant. Le Xinjiang, « nouvelle frontière », en chinois, fut en effet annexé administrativement par la dynastie Qing dès la fin du XVIIIe siècle, bref, colonisé, avant d’être déclaré en 1955 comme faisant partie intégrante de la République populaire de Chine, sous le nom de « région autonome ouïgoure du Xinjiang ». Sous Mao Zedong, des grandes figures de la littérature ouïgoure, comme l’écrivain Hoshur, furent emprisonnées par les Gardes rouges, lors de la révolution culturelle. Sa nouvelle, « La polémique de la moustache », traduite dans ce recueil, est un bijou d’absurdité kafkaïenne. Un homme s’inquiète, alors qu’on dresse des « listes de moustachus », et décide de se raser… devenant alors suspect aux yeux des autorités. Même inquiétante étrangeté dans « Une vache dans la ville » d’Helide Isra’il, ou dans « La pelle de Platon », de Perhat Tursun. Aujourd’hui, ces trois figures majeures de la littérature ouïgoure, éduquées dans des écoles ouïgoures et écrivant en langue ouïgoure, sont en détention ou ont disparu. De Perhat Tursun, détenu depuis 2018, on peut néanmoins trouver « The backstreets », son dernier roman, dont la traduction en anglais vient de paraître en septembre. Cette traduction était prête dès 2015, mais Darren Byler, anthropologue américain spécialiste du monde ouïgour, craignait que sa publication ne mette en danger Tursun ainsi que son co-traducteur, ouïgour, qui reste anonyme. « Aujourd’hui, alors que Tursun et mon co-traducteur sont en prison, il faut que ce livre sorte », explique-t-il au New York Times.

Crier pour se faire entendre. C’est ce que tente de faire la jeune génération d’auteurs ouïgours exilés, même s’ils ont été arrachés de leur terre natale et de leur langue : les jeunes générations écrivent plus souvent en mandarin, ayant été éduquées pour leur immense majorité dans des écoles en langue chinoise. En 2017, les derniers manuels comprenant des textes en ouïgour ont été définitivement bannis des écoles. « Je suis née dans les années 1980 et je fais partie des derniers qui ont eu une scolarité en ouïgour jusqu’à l’université, dit Mukaddas Mijit. Je suis donc vraiment bilingue en chinois et ouïgourCe qui n’est pas toujours le cas pour la jeune génération. » Craignant de ne pas trouver de travail, au vu des discriminations envers les Ouïgours considérés comme une « minorité », beaucoup de parents ont en effet choisi d’envoyer leurs enfants dans des écoles chinoises. On le sait depuis des siècles : pour effacer un peuple et une identité, que ce soit chez les Indiens autochtones ou dans les pays colonisés, c’est toujours par la langue qu’on commence… Aujourd’hui, les auteurs exilés n’ont plus de « veten » – mot complexe qui vient de « watan », terme arabe qui signifie nation, patrie, et qui en ouïgour exprime plutôt la notion de « terre natale », rappelant le « heimat » allemand. Alors il faut trouver sa voie. Et ceux qui ne veulent plus écrire en mandarin, cette langue de l’oppresseur qui pourtant fut leur langue d’expression, choisissent parfois d’écrire dans la « nouvelle » langue, celle du pays d’accueil. En témoigne « Fuir », saisissant récit de Gül Ay, pseudonyme d’une jeune autrice réfugiée en France depuis quelques années, qui écrit désormais en français.

Se rebeller via les mots, sans cesse et toujours. Le recueil présente les œuvres du poète Luptulla Mutellip mort à 23 ans, exécuté en 1945 par le pouvoir chinois, considéré comme un héros national ouïgour. Dans sa cellule, il chantait des chants populaires ouïgours et récitait ses poèmes… Même retour du tragique, aujourd’hui, alors que bon nombre de poètes et poétesses ouïgoures sont portés disparus. Les autres, de leur exil, se font les porte-parole des voix évanouies. Comme la poétesse trentenaire Hendan, qui écrit ces magnifiques vers et redonne une voix à Abdurehim Heyit, chanteur et compositeur de musique folklorique ouïgoure, qui serait décédé en prison en février 2019, comme tant de figures ouïgoures éminentes :

« Le chagrin qui me serre à l’intérieur libérera mes ailes

Quand la capuche noire au-dessus de ma tête crie Urümchi [capitale du Xinjiang, NDLR]

(…) Si tu entends d’étranges rumeurs sur ma mort

Dis-leur que je ne suis pas mort.

Peut-on vraiment mourir sur sa terre natale ? »

Par Doan Bui pour « L’Obs »